CHAPITRE 11
Spence enfila une simple combinaison, propre et non réglementaire, et se dirigea vers les appartements du directeur. Il était plutôt fier de s’être souvenu de la réception à la dernière minute – cela tombait bien. Il voulait quitter le laboratoire et se débarrasser de la présence de Tickler pour méditer sa découverte. Quel sens, si elle en avait un, pouvait-elle avoir ?
Sur le moment, cela lui était apparu comme une révélation. Maintenant, tandis qu’il se pressait le long des artères encombrées de Gotham, très fréquentées à cette heure de relève, cette étonnante découverte paraissait plutôt dérisoire. Il devait bien y avoir une douzaine de façons différentes d’expliquer la similitude des deux séries de données. Spence les passait en revue l’une après l’autre tout en se frayant un chemin vers la résidence des Zanderson.
Le temps d’atteindre le portail beige, il était arrivé à la conclusion que sa découverte manquait vraiment de substance. Cela ne tiendrait pas la route. Il fallait quelque chose d’autre, quelque chose qui lui donnerait la signification de cette parcelle d’évidence. Ce que pouvait être ce quelque chose, il n’en avait pas la moindre idée. « Spencer ! Je suis si heureuse de vous voir. Entrez ! » Le panneau en s’ouvrant découvrit Ari qui l’accueillit avec un sourire rayonnant. Spence se sortit de ses pensées et lui rendit son sourire.
« J’espère que je n’arrive pas trop tard. » Elle l’entraîna dans la pièce remplie du brouhaha des conversations des invités. Plusieurs d’entre eux se retournèrent et dévisagèrent le nouvel arrivant avec des regards réprobateurs ; la plupart ne lui prêtèrent aucune attention.
« J’ai l’impression que certains de vos invités ne sont pas très heureux que j’aie pris la peine de venir.
— Mais pas du tout, comme vous êtes bête. C’est tout simplement qu’on ne vous a pas présenté comme il faut. Venez, papa sera ravi de s’en charger. »
Ari le conduisit à travers la foule et les petits groupes qui s’étaient formés, jusqu’à l’endroit où se trouvait son père, en plein discours près du buffet, recommandant de minuscules sandwiches à des clients peu convaincus. Il était entouré de femmes – les épouses des professeurs et de ses collègues, pensa Spence – qui riaient poliment à toutes ses plaisanteries tout en faisant leur choix sur le plateau des délices qui leur étaient proposés.
« Papa, regarde qui est là. » Ari saisit le bras de son père et le fit adroitement pivoter pour faire face à Spence.
« Dr Reston ! C’est gentil à vous d’être venu.
— C’était gentil à vous de m’avoir invité.
— Tenez. Prenez une assiette et servez-vous. Le rumaki est délicieux.
— Merci. Peut-être un peu plus tard, je…
— Papa, j’ai dit à Spencer que tu le présenterais. Tu vas le faire, n’est-ce pas ?
— Oh, mais bien sûr. J’en serai ravi. Tenez, voici Olmstead Packer, le directeur de HiEn[2]. Venez. Qui est cette personne avec lui ? Encore un nouvel arrivant, je suppose. » Zanderson les poussait tous les deux à travers les petits groupes d’amateurs de mondanités. Spence essayait de surnager dans son sillage. Du coin de l’œil, il vit Ari disparaître dans un groupe d’invités avec une assiette d’amuse-gueule. Il décida de s’abandonner à ce qui l’attendait.
« Dites-moi, Dr Reston, avez-vous réfléchi à l’expédition d’exploration ?
— Oui, j’y ai pensé…
— Je ne veux pas vous bousculer, certainement pas. Ah, vous voilà, messieurs ! » Le directeur interrompit les deux hommes et les prit tous les deux par l’épaule. « Je voudrais vous présenter le Dr Reston, BioPsy. »
Avant qu’il ait pu donner plus de détails, l’homme qui lui avait déjà été désigné comme s’appelant Packer, tendit une main et dit : « Enchanté de faire votre connaissance. Je suis Olmstead Packer, et voici mon collègue Adjani Rajwandhi. »
« Je vous laisse, messieurs, faire plus ample connaissance. Et maintenant n’oubliez pas de faire un tour au buffet. Ne soyez pas intimidés. » Le directeur laissa Spence en compagnie de ses deux nouvelles connaissances et replongea dans la foule.
Olmstead Packer eut un rire franc et dit : « Quelle énergie ! Une énergie bien enveloppée. Tenez, imaginez, si seulement on pouvait exploiter cette énergie !
— Ces ingénieurs de bibliothèque ! remarqua Rajwandhi. Ils ne peuvent rien voir sans penser à une application pratique. Ils s’imaginent que le monde n’est qu’un réseau d’énergie.
— Faux, Adjani, c’est complètement faux. L’univers entier est un grand réacteur, et nous sommes des particules subatomiques circulant à toute vitesse sur nos orbites aléatoires. » Packer arborait un immense sourire.
Spence éprouva tout de suite de la sympathie pour le grand joufflu à la barbe rousse. Avec ses drôles de cheveux roux qui faisaient penser à une éponge métallique rouillée et ses yeux bruns à moitié cachés par des paupières tombantes, il avait une allure de comique, toujours prêt à éclater de rire.
Adjani, en revanche, était un homme mince, avec un air de fouine, regardant le monde à travers des yeux perçants, brillants et durs comme des diamants noirs. Il y avait autour de lui un air de mystère que Spence trouvait excitant et légèrement exotique.
« Le Dr Rajwandhi est associé à notre département, expliqua Packer.
— Mais pas dans votre discipline ! interrompit Adjani.
— Non, malheureusement pas dans notre discipline.
— De quel projet faites-vous partie, Dr Rajwandhi ?
— Je vous en prie, pour mes collègues, je suis tout simplement Adjani. Je suis actuellement rattaché au projet Plasma. Ce projet est sous la supervision du Dr Packer.
— Tu me flattes, Adjani », rugit Packer, laissant apparaître des dents très blanches dans le fouillis de sa barbe auburn. Il dit à Spence : « Adjani n’est ici sous la supervision de personne. L’homme qui pourrait être à sa hauteur n’est pas encore né, et il n’a pas l’habitude d’être sous les ordres de quiconque.
— Qu’y puis-je si Dieu m’a accordé une pleine mesure de ce que les autres ne possèdent qu’en partie ?
— Je ne vais pas me battre avec toi, charmeur de serpents. Je pourrais faire ton éloge d’ici jusqu’à Jupiter et retour. » Se tournant vers Spence, il expliqua : « Adjani est notre “détonateur” – et le meilleur qui soit dans la profession. »
Spence regarda le frêle Adjani avec un nouveau sentiment de respect. Un « détonateur », comme on les appelait, était un membre d’un groupe d’élite d’hommes et de femmes, si doués qu’ils étaient de parfaits experts dans plusieurs matières à la fois – jusqu’à cinq ou six. Alors que la plupart des scientifiques ou des théoriciens étaient des spécialistes – faisant converger leur vision professionnelle sur des bandes de plus en plus étroites du spectre de la science – les hommes comme Adjani – et ils étaient très peu nombreux – travaillaient dans une direction opposée, ne cessant d’élargir le champ de leurs connaissances. En fait, ils étaient spécialistes en tout : physique, chimie, astronomie, biologie, métallurgie, psychologie, et le reste.
Le plus souvent, ils étaient employés dans la conception des systèmes – c’étaient des hommes capables d’avoir une vue d’ensemble d’un projet et d’y introduire des éléments tirés d’autres disciplines pour les appliquer à un problème particulier. Ils servaient de catalyseur à la créativité – détonateurs – apportant de précieux éclairs d’intuition créative dans des projets devenus trop complexes pour pouvoir compter sur la seule fertilisation accidentelle par des idées issues d’autres disciplines.
C’étaient les « connecteurs », ceux qui apportaient les connexions indispensables entre les problèmes à traiter et des données utiles provenant de secteurs sans rapport direct avec le projet, mais offrant néanmoins des perspectives ou des solutions à des problèmes jusque-là non résolus. Et ces « connecteurs » étaient très recherchés. Le monde scientifique avait depuis longtemps réalisé qu’il ne pouvait plus se permettre d’attendre que le hasard fasse se rencontrer et germer les idées qui étaient à la source de toutes les grandes découvertes. Le système, s’il devait demeurer sain et viable, avait besoin d’un coup de pouce : la méthode scientifique avait besoin du formidable élan que pouvaient apporter des génies comme Adjani.
Spence était forcément impressionné. Il n’avait jamais rencontré de « détonateur » auparavant : ils étaient peu nombreux et cette fonction était encore très nouvelle et n’avait pas pénétré toutes les branches de la recherche. De plus ces « connecteurs » étaient le plus souvent happés par les programmes les plus importants et les mieux financés comme HiEn ou la physique des lasers.
« Je suis heureux de faire votre connaissance, Adjani », dit Spence et il était sincère.
Olmstead Packer fixait Spence avec beaucoup d’intérêt. « Parlez-nous de vous.
— Moi ? Euh…» Spence ne savait vraiment pas quoi dire. « Je suis nouveau ici. C’est mon premier séjour.
— C’est ce que je pensais. C’est aussi le premier séjour d’Adjani. J’ai eu beaucoup de mal à le faire monter jusqu’ici. Cal Tech lui avait mis le grappin dessus et ne voulait pas le lâcher. Vous ne venez pas de Cal Tech, j’espère ?
— Non. Université de New York. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Oh, il me semble me souvenir d’un Dr Reston à Cal Tech ; mais cela ne pourrait pas être… Bien sûr, maintenant que j’y pense, c’était il y a très longtemps.
— C’est un nom assez courant. » Spence ne voulait pas admettre que Packer pût parler de son père. Dr Reston, le professeur que Spence n’avait jamais connu ; il ne voulait pas parler de la dépression nerveuse de son père.
« Vous avez fait Cal Tech ? demanda Spence.
— Stanford, répondit Packer plutôt fier. Malgré cela, j’ai passé la plupart de mon temps à JPL. Vous faites partie du projet de LTST sur le sommeil, n’est-ce pas ?
— Oui, pourquoi ?
— C’est un travail fascinant, dit Packer.
— Et vital, dit Adjani. Si nous voulons un jour étendre nos recherches au-delà du système solaire, il nous faut absolument comprendre l’équilibre psychologique délicat existant entre le sommeil et le bien-être mental. Peut-on prolonger indéfiniment l’état de sommeil ? Celui-ci est-il dépendant de certaines interactions chimiques à l’intérieur du cerveau ? Les modes de sommeil individuels peuvent-ils être modifiés pour répondre aux exigences changeantes des vols spatiaux ? C’est très intéressant. Vous travaillez vraiment sur des questions fondamentales, Dr Reston.
— Mes amis m’appellent Spence. » Maintenant, c’était au tour de Spence d’être flatté. Adjani, comme l’impliquait sa fonction, paraissait tout savoir de son travail.
« Dites-moi, Spence. Pensez-vous que nous pourrons un jour mettre nos équipages en sommeil pendant, disons, une année ou deux, pour un voyage interstellaire ?
— Question difficile. » Spence se gonfla les joues d’air et le laissa échapper en un sifflement. « Ce n’est pas totalement impossible. Bien que je doive admettre aujourd’hui que cela n’est probablement pas pour demain. Nous explorons un terrain jusqu’ici vierge, vous comprenez. Pendant un certain temps, nos espoirs iront sans doute bien au-delà de nos possibilités.
— Vous êtes un pionnier, Spence. Et un pionnier prudent. C’est bien. » Adjani lui sourit. « Je suppose que Packer vous a posé la question d’une façon pas tout à fait désintéressée.
— Oh ! dans quel sens ? » Spence leva les sourcils et fit mine de jeter à Packer un regard soupçonneux.
« Vous voyez ! Qu’est-ce que je vous disais ? Il est rapide, c’est sûr. Oui, je l’admets. J’avais quelque chose derrière la tête et j’espérais trouver un encouragement dans votre réponse.
— Olmstead conduit l’expédition de recherche cette année puisqu’il y emmène seize de ses étudiants de troisième année. Il redoute le vol.
— Ce n’est pas le vol qui me préoccupe. C’est mon troisième voyage sur Mars et vraiment je m’ennuie beaucoup à bord. Difficile de trouver de quoi s’occuper pendant cinq semaines dans une boîte à chaussures – je préférerais une longue sieste.
— Cela ne prendrait pas cinq semaines si vous et vos théoriciens de HighEn vous arrêtiez de théoriser, et si vous perfectionniez la propulsion par plasma », ironisa Adjani.
Le physicien prit l’air blessé et secoua la tête avec résignation. « Vous voyez, Spence, ce qu’il me faut entendre. Maintenant c’est ma faute si nous n’avons pas de propulsion par plasma. Entre vous et moi, je crois qu’Adjani est un saboteur envoyé par Cal Tech pour perturber nos expériences. Ils voudraient bien être les premiers à breveter la propulsion par plasma ionique.
— J’ai moi-même pensé à faire partie du voyage. Dr Zanderson me l’a proposé.
— Alors, il faut absolument que vous veniez, dit Adjani.
— Pas si vite. Jouez-vous au pidge ? » Packer le fixait d’un regard soutenu.
« Plus ou moins, oui. Je n’ai pas encore beaucoup d’expérience de l’apesanteur. Mais j’aime bien le jeu.
— Parfait. Cela résout la question. Il faut que vous veniez et que vous fassiez partie de notre équipe. Les professeurs et les étudiants ont toujours un tournoi de pidge pendant le vol vers Mars. C’est devenu une sorte de tradition, et la compétition est rude. L’ennui, c’est que peu de professeurs pratiquent ce sport.
— Ils perdent à chaque fois, remarqua Adjani.
— Je n’ai pas encore pris ma décision. J’ai tellement à faire ici.
— Si la suggestion vient de Zanderson, j’y penserai sérieusement. Il n’invite pas n’importe qui. Vous avez de la chance qu’il vous l’ait proposé aussi vite. »
Ils parlaient depuis longtemps – bien qu’à Spence le temps parût très court – lorsque la femme d’Olmstead Packer vint arracher son mari au groupe pour le présenter à certains de ses amis. Adjani s’excusa aussi et disparut dans la foule qui entourait le buffet. Spence, privé d’interlocuteur, se sentit soudain seul et exposé. La convivialité qu’il avait ressentie avec les deux hommes s’était si rapidement évanouie.
« Je pensais ne jamais vous récupérer », dit une voix dans son dos.
Il se retourna et vit Ari debout derrière lui. Elle semblait toujours surgir quand on ne l’attendait pas. « Je suis à la dérive, sauvez-moi, dit-il.
— Vous n’aviez pas l’air d’avoir besoin d’un sauveteur. Vous donniez plutôt l’impression de vous amuser.
— Oui, mais maintenant…»
Elle sourit timidement et dit : « Je vais vous sauver. Voulez-vous manger quelque chose ? Papa serait très déçu si vous n’essayez pas au moins la mousse.
— Je serais ravi d’essayer. »
Ari ouvrit un chemin vers le buffet et Spence la suivit avec enthousiasme. Il commençait à comprendre que, par-dessus tout, il ne voulait plus être seul.